Dans le fonctionnement des sociétés, la règle de la majorité constitue le principe directeur permettant d'assurer l'efficacité des prises de décision collectives. Cependant, cette règle peut parfois être détournée de sa finalité première, conduisant à ce que la doctrine et la jurisprudence ont, depuis longtemps, qualifié d'abus de majorité (Cass. Com., 18 avril 1961, n° 59-11.394).
Ce mécanisme juridique est devenu un élément fondamental de la protection des associés minoritaires face aux dérives potentielles du pouvoir majoritaire.
Cet article vous plonge au cœur de ce déséquilibre, entre pouvoir légitime et dérive, pour comprendre comment le droit encadre ces abus — et comment les contester.
1. Définition de l'abus de majorité
L’abus de majorité trouve son fondement dans la violation de l’article 1833 du Code civil selon lequel la société est constituée dans l'intérêt commun des associés et gérée dans son intérêt social.
Ainsi, comme le rappelle constamment la jurisprudence, deux critères cumulatifs doivent être réunis pour caractériser l’abus de majorité (Cass. Civ. 3e, 8 juillet 2015, n°13-14.348) :
1. Une décision contraire à l'intérêt social
2. Une intention de favoriser les majoritaires au détriment des minoritaires
Le simple fait de "perdre un vote" ne suffit pas à caractériser l’abus : encore faut-il que la décision franchisse cette frontière, souvent floue, entre stratégie majoritaire légitime et détournement d’intérêt collectif.
Quid de l’unanimité ?
Selon la Cour de cassation, l’unanimité des associés ne peut être constitutive d’un abus de majorité (Cass. Com., 8 novembre 2023, 22-13.851). Cette affirmation, au ton catégorique mais à la motivation minimaliste, soulève de nombreuses interrogations.
2. Exemples : les visages multiples de l’abus de majorité
L’abus de majorité n’a pas de costume unique. Il se déguise en décision stratégique, en choix de gestion ou en manœuvre technique. Mais derrière ces apparences se cache une intention : favoriser les majoritaires au détriment des minoritaires, sans justification liée à l’intérêt social.
Quelques exemples :
📌 Le détournement de valeur : capter pour mieux priver
Les associés majoritaires peuvent utiliser leur pouvoir pour orienter les richesses de la société à leur profit exclusif, au mépris des équilibres internes.
👉 Refus injustifié de distribution des dividendes : alors même qu’ils se rémunèrent via d’autres canaux (salaires, avantages divers), les majoritaires s’opposent systématiquement à la distribution de dividendes. Les minoritaires, eux, n’ont droit à rien.
Cela ne constitue un abus que si la rémunération des dirigeants est injustifiée ou si la mise en réserve systématique est contraire à l’intérêt social (Cass. Com., 6 juin 1990, n° 88-19.420 ; Cass. Com., 30 août 2023, n° 22-10.108 ;Cass. Com., 10 juin 2020, n° 18-15.614).
👉 Augmentation massive de rémunération : les gérants-associés majoritaires font voter une hausse de 300 % de leur rémunération, provoquant l’effondrement du résultat net et mettant fin à la distribution de dividendes (Cass. Com., 15 janvier 2020, n° 18-11.580).
👉Répartition inégalitaire des bénéfices : la majorité décide de rompre l’égalité dans le partage des bénéfices, pour évincer un minoritaire (Cass. Civ. 1re, 19 mai 2021, n° 18-18.896).
📌 La dilution de pouvoir : affaiblir sans raison
Lorsque l’objectif d’une décision n’est pas économique, mais politique – affaiblir un minoritaire – le droit parle de dilution abusive.
Constitue ainsi un abus de majorité de majorité la décision par une assemblée d'une augmentation de capital juste avant la vente d’un actif important sans le seul but de diluer la participation d'un minoritaire (Cass. Civ. 3e, 8 juillet 2015, n° 13-14.348).
📌 Le sabotage stratégique : vider pour mieux régner
Certains abus sont plus sophistiqués : ils visent à modifier la structure ou l’organisation de la société pour exclure tout contrôle minoritaire.
👉 Transformation de la société mère en "coquille vide" : par une opération capitalistique, la majorité transfère les actions de la filiale à une société en commandite par actions qu’elle contrôle seule. La société mère perd toute substance économique, les minoritaires tout pouvoir, l'abus est caractérisé (Cass. Com., 24 janvier 1995, n° 93-13.273).
👉 Liquidation stratégique : sans motif sérieux, l'associé majoritaire décide de dissoudre la société pour échapper à ses engagements contractuels envers un minoritaire : la décision, prise dans un intérêt purement personnel, est annulé (Cass. Com., 8 février 2011, n° 10-11.788).
👉Cession à prix sacrifié : Les majoritaires font voter la vente d’un actif en dessous du prix du marché à une structure qu’ils détiennent seuls. L’abus est évident : la Cour sanctionne (Cass. Com., 24 mai 2016, n° 14-28.121).
📌 La confusion d’intérêts : la société au service d’un seul
Parfois, l’abus tient à une utilisation de la société comme outil personnel, pour garantir des opérations n’ayant aucun lien avec son objet.
Il en est ainsi du cautionnement hypothécaire pour un prêt personnel : une société accorde un cautionnement hypothécaire à un établissement bancaire… non pas pour son propre compte, mais pour garantir un prêt accordé à l’associé majoritaire. Aucun intérêt social : la Cour sanctionne (Cass. Civ. 3e, 25 mars 1998, n° 96-17.307).
3. Sanctions
La reconnaissance d'un abus de majorité peut entraîner deux types de sanctions :
a. L’annulation de la décision
C’est la sanction phare. Le juge peut tout simplement annuler la résolution adoptée abusivement en assemblée.
Cela suppose bien sûr une action en justice intentée dans les délais : ce délai est fixé à 3 ans pour les décision antérieur au 1er octobre 2025, date à partir de laquelle il passera à 2 ans conformément à la rédaction de l’article 1844-14 du Code civil issue de l’ordonnance n° 2025-229 du 12 mars 2025.
b. Des dommages-intérêts
Si l’annulation ne suffit pas à réparer le préjudice (perte de dividendes, dévalorisation des parts, etc.), les minoritaires peuvent aussi demander réparation sur le fondement de la responsabilité civile.
Un délai de 5 ans pour solliciter l’allocation de dommages et intérêts (Cass. com., 30 mai 2018, n°16-21.022).
💬 Vous êtes minoritaire et suspectez une manœuvre abusive ?
Chaque cas est unique, mais le droit offre des moyens d’action.
👉 Contactez-moi pour en discuter !